La question que je souhaite vous poser est relative à l'existence éventuelle d'une théologie, voire d'une ecclésiologie africaines et à leur légitimité.
Notre-Seigneur s'est incarné. Pas seulement dans un corps mais aussi à un moment particulier de l'histoire et dans une certaine culture : le monde méditerranéen caractérisé par la primat intellectuel grec et la domination politique romaine qui étaient parvenus à leur apogée.
Il est commun d'affirmer que cette supériorité intellectuelle grecque, issue notamment de l'essor de la philosophie hellénique, a été voulue par Dieu afin de doter Son Eglise des instruments conceptuels qui lui faciliteraient sa mission.
De la même manière, on constate que l'essor politique de Rome, dont l'apogée a correspondu au début de l'ère chrétienne, a facilité l'essor du christianisme en le faisant bénéficier des facilités logistiques que l'empire offrait ; sans parler du cadre institutionnel romain qui, investi par l'Eglise, est devenu la matrice de son organisation et de son administration.
J'en viens maintenant à ma question : j'ai eu quelquefois l'impression en parlant avec des intellectuels africains qu'ils répugnaient à admettre que la culture gréco-romaine fût dotée d'une certaine universalité, l'universalité du vrai, et donc d'une certaine primauté parmi les autres cultures. Une telle idée est souvent taxée d'ethnocentrisme, voire accusée d'être une forme de colonialisme. A partir de là, certains parlent de repenser la théologie en utilisant des instruments conceptuels purement africains. Or, peut-on sans danger pour la foi, s'écarter impunément, ou relativiser, une culture qui forme le socle intellectuel historique de la théologie catholique. La notion de transsubstantiation, par exemple, peut-elle avoir encore un sens catholique si l'on considère que la philosophie d'Aristote qui a développé et fixé les notions de substance et d'accident n'est qu'une option parmi d'autres ?
• J’ai souri à votre question. Vous semblez dire que c’est la philosophie d’Aristote qui est désormais l’ultime instance de vérité pour nous les catholiques. Je connais la valeur de la rationalisation de la foi. Mais la Parole de Dieu sera toujours au-dessus de toute culture. N’oubliez pas que Paul, qui a voulu jouer au philosophe à Athènes, a lamentablement échoué… Je vous supplie de relativiser l’importance de la culture gréco-romaine, en ce qui concerne la foi catholique. Dieu se sert de toute culture pour s’exprimer, et surtout il a du plaisir à se servir de ce qui est faible et fragile. Une chose est le message de Dieu, autre chose est la culture qui véhicule ce message de foi. St Paul, l’Apôtre des Nations, a su défendre avec compétence et clairvoyance la pureté de la foi chrétienne et trouver des expressions adéquates pour porter la Bonne Nouvelle aux non Juifs. St Paul ne voulait pas que les païens soient soumis aux cultures juives. Alors, ne nous faites pas croire aujourd’hui qu’il faut nécessairement passer désormais par la culture aristotélico-thomiste pour vraiment comprendre l’Evangile. Ce qui est valable pour l’Occident, ne l’est pas de la même manière pour les autres cultures.
• Dans Jean 6, le Christ n’a pas eu besoin d’utiliser le mot « transsubstantiation » pour parler de son corps comme vraie nourriture et de son sang comme vraie boisson. Et pourtant ses interlocuteurs avaient très bien compris. La preuve, c’est qu’ils sont partis. Je trouve « ceci est mon corps, ceci est la coupe de mon sang » beaucoup plus clair que transsubstantiation. Et puis, comme vous le savez, un mot, et surtout un mot fabriqué de toutes pièces, ne s’explique valablement que dans son contexte. Et tout dépend de la définition qu’on donne à ce mot. Parfois, le même mot, dans des aires culturelles différentes, n’a pas la même signification.
• Revenons sur la prédominance de la culture gréco-latine en Occident. Elle est surtout le fait de la renaissance néo-païenne et du classicisme (15-18e siècles). La culture du moyen-âge est redevable à de nombreux facteurs desquels les cultures du monde barbare (culture, celte, germanique, franque etc.) ne sont pas absentes. Ainsi la culture gauloise n’a pas été sans influence jusque dans la liturgie latine qui en a conservé des traces. Et surtout il faut accorder à l’Evangile, à la culture Judéo-chrétienne d’avoir, par son originalité absolue-du fait de la révélation-façonné un certain vocabulaire et même une culture occidentale dont l’apogée se situe au 13ème siècle, sans nier les apports des siècles ultérieurs. Beaucoup de notions chrétiennes n’ont pas trouvé dans l’outil gréco-romain les mots adéquats. La notion de personne, telle que nous l’entendons aujourd’hui est une invention de la foi chrétienne ; les notions de pardon et de miséricorde sont absentes de la philosophie d’Aristote et des grecs en général. Les problèmes théologiques, à partir du quatrième siècle, avec ses hérésies, proviennent de la difficulté à concilier philosophie grecque et foi chrétienne. En outre, dans le monde grec et romain, le religieux était totalement intégré dans la cité temporelle. Il y avait confusion entre le sacré et le profane. Et cela s’est vérifié dans la société chrétienne de Constantin. Les empereurs convoquaient eux-mêmes les conciles et définissaient la foi chrétienne : (le césaro-papisme). Il faudra attendre la querelle des investitures (11è siècle) et le Pape Grégoire VII pour qu’enfin l’autorité religieuse se détache du pouvoir politique. Et pourtant Jésus, dans l’Evangile, avait déjà « décrété » de laisser à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Plus simple et plus clair que cela, ce n’est pas possible. Vous ne croyez pas ?
• Non, Dieu n’a pas besoin d’Aristote pour expliquer aux Africains, aux Asiatiques, aux Amérindiens, ce que Jésus nous a dit avec des mots simples et surtout ce qu’il nous a enseigné par sa vie, ses œuvres, sa mort et sa résurrection : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Non, Dieu n’a pas besoin d’Aristote pour expliquer son amour. Les grands Conciles ont dû définir leur propre terminologie face aux hérésies que j’ai du plaisir à appeler « théologies bancales ». Parmi les Grecs eux-mêmes, les différences culturelles ne sont pas minimes et c’est ce qui a valu à l’Eglise orientale son originalité. Il y a comme un abîme entre la théologie apophatique de Grégoire de Nysse et la théologie occidentale.
La culture africaine se rapproche davantage de la culture Biblique. La vie des patriarches, les interdits alimentaires, le mariage monogamique et polygamique, les psaumes, les enseignements des prophètes sur le pur et l’impur, le permis et le défendu, les divers rites des sacrifices d’animaux, le symbolisme du sang, les esprits intermédiaires ou les messagers divins, les paraboles de Jésus etc. tout cela trouve encore une grande résonnance en Afrique. Nous n’avons pas besoin d’aller à Dieu en passant par la substance et les accidents d’Aristote. Nous pouvons élaborer un discours cohérent sur Dieu à partir de chaque culture. Je vous recommande vivement la lecture de ce petit livre qui n’a rien à voir avec la théologie : « L’Afrique au secours de l’Occident » de Anne-Cécile ROBERT, Les Edit. de l’Atelier, Paris 2006. Relisez aussi les Actes des Apôtre 15. Le problème c’est qu’on est paresseux. Et au lieu de chercher, on décrète la supériorité intellectuelle grecque, en oubliant que Dieu est un mystère et donc intraduisible. Il sera toujours le Tout Autre.
La Révélation, nous le savons, est inséparable de l’incarnation et de son corollaire, l’histoire du salut. L’Afrique a reçu la foi dans un certain contexte, par le biais des missionnaires marqués par la culture occidentale du dix-neuvième siècle. Malheureusement, cela a coïncidé avec le colonialisme qui faisait « tabula rasa » de tout ce qui était « nègre ». Cela fait partie de notre histoire. On ne peut pas faire autrement. Il nous reste maintenant, avec la grâce de Dieu, à nous approprier la Bonne Nouvelle du salut, sans nécessairement adopter tous les vêtements par lesquels elle était revêtue quand nous l’avons reçue. C’est cela l’inculturation. Et Jésus veut s’incarner dans chaque culture, dans la culture africaine. Alors l’Afrique apportera sa couleur, son art, ses symboles, son rythme, sa pierre de construction, bref ses richesses pour continuer de féconder la culture chrétienne. Car aucune culture à elle seule, ni même toutes les cultures du monde entier additionnées, n’exprimeront jamais totalement ce Dieu qui nous a sauvés en mourant sur la croix.
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